La vaste mosaïque d'un peuple en mouvement

07 octobre 2008

La bonne élève immigrée

 
Bich Minh Nguyen aujourd'hui
Bich Minh Nguyen, dont la famille a fui Saïgon alors qu’elle avait huit mois, a grandi à Grand Rapids (Michigan). (Photo offerte)

Bich Minh Nguyen

Quand sa famille a quitté Saïgon le 29 avril 1975, l'auteur avait huit mois. Après avoir séjourné dans des camps de réfugiés aux Philippines, à Guam et dans l'Arkansas, sa famille s'est installée à Grand Rapids dans le Michigan. L'article qui suit est extrait de son livre autobiographique intitulé Stealing Buddha's Dinner, et plus précisément de l'essai qui a pour titre The Good Immigrant Student.

 

Bich Minh Nguyen est professeur adjoint à l'université Purdue, située à West Lafayette (Indiana), où elle enseigne la création littéraire et la littérature américaine d'origine asiatique. Elle est l'auteur de l'ouvrage autobiographique Stealing Buddha's Dinner (paru aux éditions Viking Penguin en 2007).

Nous arrivâmes à Grand Rapids avec cinq dollars en poche et quelques vêtements. M. Heidenga, qui nous parrainait, mit à notre disposition une maison de location, quelques provisions (des boîtes de riz, des pâtes aux œufs et des haricots verts en conserve) ainsi que des robes qui n'allaient plus à ses filles. Il embaucha mon père dans l'une de ses usines, North American Feather. M. Heidenga portait d'amples vestes de sport et il avait les cheveux jaunes. Ma sœur et moi avions appris à prononcer son nom à voix basse, en signe de respect. Toutefois, lorsqu'il passait nous voir, ma grand-mère nous disait de ne pas ouvrir la bouche parce c'était ce qu'on attendait des enfants bien élevés. Coucou les filles, nous disait-il en se mettant à notre niveau et en nous tapotant amicalement la tête.

C'était en juillet 1975, mais nous avions froid. Nous avions constamment froid, après avoir quitté le Vietnam. Mon oncle Chou Cuong s'empressa de dépenser deux dollars, pris sur l'argent de la famille, pour s'acheter une veste dans un magasin de l'Armée du Salut, ce qui lui valut les reproches de ma grand-mère, car nous étions sept dans cette maison grisâtre, rue Baldwin : mon père, grand-mère Noi, trois oncles et ma sœur et moi. L'étage supérieur était réservé à mes oncles, tandis que ma sœur et moi partagions une chambre en bas avec Noi. Mon père n'arrivait pas à faire des nuits complètes. Il faisait les cent pas dans la maison, il s'assurait à n'en plus finir que la porte d'entrée était bien fermée à clé, il jetait des coups d'oeil furtifs par les fenêtres recouvertes, de crainte que quelqu'un dans la rue ne fût en train de nous épier.

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J'ai accédé à la maturité dans les années 1980, avant que les concepts de la diversité et du multiculturalisme ne fassent leur apparition dans l'ouest du Michigan, avant que l'adjectif « ethnique » ne soit dans le vent, avant que les restaurants thaïlandais n'aient pignon sur rue un peu partout dans toutes les villes. Quand je pense à Grand Rapids, je revois dans les rues les panneaux arborant l'image du drapeau flottant au vent et qui proclamaient la ville « An All-American City » (une ville cent pour cent américaine). Tout au long des années 1980, un panneau géant qui surplombait le périphérique offrait ce slogan aux regards des automobilistes qui circulaient sur cette route sinueuse à trois voies. Quand j'étais petite, je ne comprenais pas le sens de l'expression « All-American ». Etait-ce une promesse, une menace, un avertissement ?

Bich Minh Nguyen en 1980
Bich, son cousin David dans les bras, assise entre sa soeur Anh (à gauche) et sa demi-soeur Christine en 1980. (Photo offerte)

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J'avais trois ans lorsque mon père épousa Rosa. Celle-ci voulait que ma sœur et moi suivions des cours d'éducation bilingue. Elle croyait non pas à l'assimilation totale, mais à la préservation ; elle craignait que l'anglais n'étouffe le vietnamien, que cette nouvelle langue ne chasse la précédente de notre tête. Elle avait raison. Le processus d'américanisation commença pour ma sœur et moi dès que nous nous mîmes à regarder la télévision.

Je connaissais beaucoup de jeunes immigrés qui essayaient de ménager la chèvre et le chou, de parler une langue à la maison et avec les membres de la famille, et l'autre, l'anglais, à l'école, avec les amis et à l'extérieur. Pour ma part, je n'ai jamais réussi à mener cette double vie. J'ai passé la plupart de ma scolarité à tenter de passer inaperçue. Comme je ne pouvais pas me fondre dans la foule, je voulais disparaître complètement. Je suppose que mon comportement pouvait passer pour de la passivité.

Un jour, quand j'étais en deuxième année à l'école primaire, je disparus dans le bus qui me ramenait à la maison. L'arrêt auquel je descendais était normalement le troisième, mais ce jour-là la conductrice pensait que j'étais absente et elle franchit le coin de ma rue sans s'arrêter. Je ne dis rien. Le bus continua son petit bonhomme de chemin vers le centre-ville, et je pus voir où vivaient les autres enfants - certains d'entre eux dans des quartiers bien entretenus, d'autres dans des rues où les fenêtres étaient condamnées. Pendant toute la durée du trajet, le gamin assis de l'autre côté du passage central ne se lassait pas d'écouter la même chanson joyeuse que débitait son magnétophone portable. Son frère et lui furent les derniers élèves à descendre du bus. Quand la conductrice me vit dans son rétroviseur, elle se dirigea vers moi et me demanda pourquoi je n'avais pas manifesté ma présence. Je secouai la tête en signe d'ignorance. Elle poussa un soupir et me ramena à la maison.

Plus tard, au lycée, j'appris à ne plus penser à moi de temps en temps. Je découvris la satisfaction de l'apathie, de l'oubli de la couleur de ma peau, de l'oubli de mon corps, pendant une minute ou deux ; c'est à peine si je me souciais de ce qui pourrait arriver si j'entrais en classe avec un peu de retard et que les regards se tournaient vers moi. J'appris à goûter le plaisir qui se révèle à travers la perte, aussi minime soit-elle, de la conscience de soi. Ceci put se produire parce que je demeurais l'immigrée bonne élève, qui levait rarement la main et qui se gardait d'étaler ses connaissances. Je faisais mon travail scolaire de façon mécanique et je veillais à ne pas faire de vagues. Je ne réussis vraiment jamais à surmonter la terreur que m'inspirait le fait de prendre la parole en classe, mais la différence est mince entre être sage et être invisible, et c'est dans ce petit fragment de liberté que je découvris ce qu'on pouvait ressentir à évoluer aux yeux du monde.

Je voudrais pouvoir faire une généralisation exacte sur les enfants immigrés à l'école. Je voudrais pouvoir parler pour eux (pour nous). J'hésite ; je ne peux pas le faire. Ma propre sœur, par exemple, n'a jamais été aussi timide que moi ; elle opta pour la rébellion alors que j'avais choisi le mutisme. Nous nous étions arrangées entre nous. Je rédigeais quelques dissertations pour elle et elle me donnait de l'argent ou des bonbons ; elle me conduisait à l'école si je promettais de ne parler à personne de ses cigarettes. Je me souviens aussi d'une amie indienne qui me raconta un jour ce qu'avait dit une de ses camarades de classe, blonde, à l'institutrice : « Je ne peux pas m'asseoir à côté d'elle. Ma maman dit que je ne dois pas m'asseoir à côté de quelqu'un qui a la peau marron. » Je me rappelle aussi une autre amie, dont la famille avait immigré à peu près en même temps que la mienne, et qui avait servi de leçon de vocabulaire à son institutrice de deuxième année d'école primaire : « Les enfants, c'est ça, un étranger ». Parfois, je me dis que les enfants ont accès aujourd'hui à une sagesse culturelle collective beaucoup plus vaste, qu'ils ont une conscience sociale et politique beaucoup plus affinée que celle qui était la mienne lorsque j'allais à l'école.

Cependant, je crains aussi de me tromper ; je crains qu'il ne reste toujours des enfants tellement déterminés à disparaître qu'ils finiront effectivement par le faire. Parfois, je crois les voir, dans l'arrière-plan flou d'une photo de magazine ou parmi le groupe d'écoliers qui traversent la rue en compagnie de leur aide-enseignante. Les enfants qui marchent la tête baissée, qui donnent l'impression d'être conscients de chacun de leur mouvement et même de leur respiration. Petits, timides, tranquilles, des enfants tellement sages, vraiment, des immigrés, des étrangers, les yeux aux aguets et qui attendent qu'on les juge sur un point ou un autre. Je me rassure en disant qu'ils vont grandir normalement, que tout va s'arranger pour eux comme cela a été le cas pour moi. Je traverse peut-être la même rue, puis une autre, et je me retourne de temps en temps pour voir où ils vont.

Reproduit avec l'autorisation de la maison d'édition Viking, membre du Penguin Group (USA) Inc., et extrait des mémoires de Bich Minh Nguyen parues sous le titre Stealing Buddha's Dinner. L'extrait ci-dessus est tiré du chapitre The Good Immigrant Student, avec la permission de l'auteur. .

 

Les opinions exprimées dans le présent article ne représentent pas nécessairement les vues ou la politique du gouvernement des États-Unis.

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