La vaste mosaïque d'un peuple en mouvement

07 octobre 2008

L'histoire de l'immigration aux États-Unis

 
Des immigrants à Ellis Island au début du XXe siècle
Environ 16 millions d’immigrants arrivèrent aux É.-U. en débarquant à Ellis Island à New York entre 1892 et 1924. (© AP Images)

Hasia Diner

Au fil des quatre siècles derniers, des dizaines de millions d'immigrés ont fait des États-Unis ce qu'ils sont aujourd'hui. Ils sont venus pour entamer un nouveau chapitre de leur vie, pour se forger une nouvelle identité dans le Nouveau Monde, et leur dur labeur s'est révélé une aubaine non seulement pour eux, mais aussi pour leur pays d'accueil.

 

Mme Hasia Diner est professeur d'histoire à l'université de New York.

Les femmes et les hommes du monde entier qui ont décidé d'immigrer aux États-Unis se comptent par millions. Ce fait, assurément l'un des éléments fondamentaux du développement de ce pays, forme le fil conducteur de son histoire, qu'il s'agisse de ses origines prénationales, de sa création en tant que pays indépendant et de sa transformation progressive de simple territoire lointain outre-Atlantique en une puissance mondiale, en particulier du point de vue de la croissance économique. C'est l'immigration qui a produit les États-Unis d'Amérique.

Tout comme d'autres territoires qui ont fait l'objet d'une colonisation, les États-Unis ont compté, avant leur indépendance comme après, sur l'arrivée d'étrangers pour peupler leurs vastes étendues de terres à conquérir. Cette réalité historique est également celle du Canada, de l'Afrique du Sud, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande et de l'Argentine, pour ne citer que ces exemples.

Dans chacun de ces cas, les puissances impériales qui revendiquaient ces territoires avaient entre leurs mains deux des trois éléments indispensables à l'extraction des ressources naturelles de leurs colonies. Elles possédaient la terre et le capital, mais il leur manquait la main-d'œuvre nécessaire à l'agriculture, à la chasse, à l'exploitation des forêts, à l'extraction minière, etc. Les administrateurs coloniaux essayèrent d'utiliser la main-d'œuvre locale, avec plus ou moins de succès, et ils contribuèrent à l'escalade de la traite des esclaves africains, faisant venir des millions de migrants, contre leur gré, dans ces contrées du Nouveau Monde.

Dans une grande mesure, l'immigration eut pour effet non seulement de favoriser le développement des États- Unis, mais aussi de forger la nature fondamentale de la société. L'histoire de l'immigration se divise en cinq périodes distinctes, chacune correspondant à des vagues particulières d'immigrants. Toutes furent dans une grande mesure le reflet de la société et de l'économie américaine de l'époque, qu'elles contribuèrent en même temps à influencer.

Les colons du Nouveau Monde

La première période, et la plus longue aussi, s'étend du xviie siècle au début du xixe. Les immigrés venaient de divers horizons, dont le Palatinat (germanophone), la France (fuie par les Huguenots) et la Hollande. D'autres immigrés étaient des Juifs, originaires également de la Hollande et de la Pologne. Mais la plupart des immigrés de l'époque venaient des îles Britanniques, les Anglais, les Écossais, les Gallois et les Irlandais de l'Ulster ayant tendance à s'établir dans des colonies (et ultérieurement des États) et des régions différentes.

Ces immigrés, généralement qualifiés de « colons », étaient essentiellement des cultivateurs, la promesse de terres bon marché attirant les habitants des pays relativement appauvris d'Europe du Nord et de l'Ouest qui se trouvaient dans l'incapacité de tirer parti de la modernisation de l'économie chez eux. Un groupe d'immigrés mérite une attention particulière parce que leur expérience fait ressortir de manière particulièrement claire les forces à l'origine de l'immigration. À cette époque, un nombre considérable de femmes et d'hommes étaient des domestiques liés par un contrat. Embauchés pour une durée et à des conditions déterminées, ils faisaient le voyage aux frais de leur futur employeur. Après des années de dur labeur, ils finissaient par acquérir un petit lopin de terre qu'ils pouvaient cultiver pour leur propre compte.

Migration en masse

Relativement peu d'immigrés arrivèrent pendant cette première période. La situation changea à partir des années 1820, lorsque s'ouvrit la première période de grandes migrations. Jusque vers la fin des années 1880, environ une quinzaine de millions d'immigrants vinrent s'établir aux États-Unis, un bon nombre d'entre eux choisissant de tenter leur chance dans l'agriculture dans le centre et le nord-est du pays, tandis que d'autres optèrent pour les villes, New York, Philadelphie, Boston et Baltimore, par exemple.

Cette transition procédait de facteurs présents tant en Europe qu'aux États-Unis. Avec la fin des guerres napoléoniennes en Europe, des jeunes gens libérés de leurs obligations militaires regagnèrent leur foyer à l'époque même où l'industrialisation et la consolidation de l'agriculture en Angleterre, en Scandinavie et dans une bonne partie des pays de l'Europe centrale transformaient l'économie de ces pays et créaient une catégorie de jeunes incapables de gagner leur vie dans ces nouvelles conditions. La demande de travailleurs immigrés monta en flèche sous l'effet de deux grands événements, à savoir la colonisation du centre des États-Unis consécutivement à la construction du canal Erié en 1825 et à la croissance connexe du port de New York ainsi que les balbutiements du développement industriel aux États-Unis, en particulier dans le domaine de la production de textiles, principalement en Nouvelle- Angleterre.

Agrandissement
Des immigrants arrivent à New-York en 1922
Des immigrants s’empressent de gagner New-York par bateau en 1922, après la mise en place d’un régime de quotas. (© Bettmann/Corbis)

Les immigrés avaient tendance à se regrouper dans certains quartiers, dans certaines villes, dans certaines régions. Le centre des États-Unis (Midwest), l'une des régions agricoles les plus fertiles au monde vers le milieu du XIXe siècle, devint une terre d'accueil pour des groupes relativement homogènes, et étroitement soudés, provenant de la Suède, de la Norvège, du Danemark, de la Bohème et de diverses régions qui finiront par former l'Allemagne en 1871.

Cette période vit la première arrivée en masse d'immigrants catholiques aux États-Unis, pays principalement protestant, et ces nouveaux venus des deux sexes, dont la vaste majorité était originaire d'Irlande, inspirèrent les premières velléités sérieuses de nativisme, courant qui alliait une antipathie envers les immigrés en général à la peur du catholicisme et à une aversion pour les Irlandais. En particulier dans les décennies qui précédèrent la guerre de Sécession (1861-1865), ce nativisme mit en branle un puissant mouvement politique et même un parti politique, celui des « Know-Nothings », dont le programme politique reposait sur l'hostilité à l'immigration et au catholicisme. Cette période vit en outre l'arrivée d'un petit nombre de Chinois dans l'ouest du pays. Les Américains qui étaient nés aux États-Unis réagirent farouchement à leur arrivée, et c'est dans ce contexte que fut adoptée la seule loi sur l'immigration qui visait nommément un groupe ethnique : la loi de 1882 relative à l'exclusion des Chinois.

D'abord une vague, puis une marée

Peu au peu, au fil des décennies qui suivirent la guerre de Sécession, les sources de l'immigration changèrent, et les moyens de transport maritime aussi. Alors que les immigrés étaient arrivés jusqu'alors par bateau à voile, les innovations en matière de moteur à vapeur permirent à de plus grands navires d'amener davantage d'immigrés aux États-Unis. Les immigrés de cette époque avaient tendance à venir de l'Europe du Sud et de l'Est, des zones géographiques qui subissaient à la fin du xixe siècle et au début du xxe les mêmes mutations économiques que celles qu'avait connues précédemment l'Europe de l'Ouest et du Nord.

Comme lors des périodes précédentes, les nouveaux venus se composaient surtout de jeunes. Cette vague de migrations, qui constitue le troisième épisode de l'histoire de l'immigration des États-Unis, pourrait être décrite comme une marée d'immigrants : près de 25 millions d'Européens firent le voyage. Les Italiens, les Grecs, les Hongrois, les Polonais et d'autres slavophones en formaient la plus grande partie. Parmi eux figuraient quelque 2,5 millions à 3 millions de Juifs.

Chaque groupe échappait à toute tentative de généralisation en ce qui concerne la répartition par sexe, la permanence des migrations, le taux d'alphabétisation des immigrés, la ventilation par grande tranche d'âge, etc. Une caractéristique commune était cependant présente chez tous : ils affluaient dans les villes et formaient la plus grande partie de la main-d'œuvre industrielle, rendant ainsi possible l'apparition de grosses entreprises, notamment dans les domaines de la sidérurgie, du charbon, de l'automobile, des textiles et de la production de vêtements, ce qui permit aux États-Unis de prendre place parmi les géants économiques du monde.

Leur prédilection pour les agglomérations urbaines, leur nombre et peut-être aussi une antipathie primitive envers les étrangers entraînèrent une deuxième vague de xénophobie organisée. Vers la fin des années 1890, beaucoup d'Américains, en particulier les Blancs nés aux États-Unis et issus des couches aisées, considéraient que l'immigration posait un grave danger pour la santé et la sécurité du pays. En 1893, un groupe d'entre eux forma une alliance pour restreindre l'immigration, laquelle, avec d'autres associations animées du même esprit, commença à faire pression sur le Congrès pour qu'il freine au maximum l'immigration.

Les lois relatives à l'immigration

Une mosaïque de mesures restrictives fut mise en place vers la fin du xixe siècle et au début du xxe, mais immédiatement après la fin de la Première Guerre mondiale (1914-1918) et au début des années 1920 le Congrès finit malgré tout par remanier la politique d'immigration du pays. La loi de 1921 sur les origines nationales (comme la version finale qui sera adoptée en 1924) limita le nombre d'étrangers autorisés à s'établir aux États-Unis et, qui plus est, imposa des quotas par nationalité. Ce texte, assurément compliqué, accordait un traitement préférentiel aux Européens du Nord et de l'Ouest tandis qu'il limitait considérablement le nombre de ceux originaires d'Europe de l'Est et du Sud ; quant aux personnes venues d'Asie, elles étaient carrément déclarées indignes d'entrer aux États-Unis.

En vertu de cette loi, les pays du continent américain échappaient au régime des quotas, et les années 1920 marquèrent ainsi l'avènement de l'avant-dernière période de l'immigration aux États-Unis. Les immigrés en provenance du Mexique, des Antilles (y compris de la Jamaïque, de la Barbade et d'Haïti) ainsi que d'autres pays de l'Amérique centrale et du Sud étaient libres de venir aux États-Unis, et c'est ce qu'ils firent. Cette époque, qui se ressentait de l'application de la loi de 1924, dura jusqu'en 1965. Au cours de ces quarante années, les États-Unis commencèrent à laisser entrer, au cas par cas, un nombre limité de réfugiés. Des réfugiés juifs qui fuyaient l'Allemagne nazie avant la Seconde Guerre mondiale, des survivants juifs de l'Holocauste après la guerre, des personnes déplacées, et non juives, qui fuyaient le régime communiste des pays de l'Europe de l'Est, des Hongrois en quête d'asile à la suite du soulèvement manqué de 1956 et des Cubains après la révolution de 1960 réussirent à trouver refuge aux États- Unis parce que leur tragique situation toucha la conscience des Américains, mais la loi de base relative à l'immigration resta en place.

La loi Hart-Cellar

Tout changea avec l'adoption de la loi Hart-Cellar en 1965, un sous-produit de la révolution en faveur des droits civiques et un des joyaux de la couronne des programmes du président Lyndon Johnson en faveur de la « Grande société ». Cette mesure ne visait pas à stimuler l'immigration en provenance de l'Asie, du Moyen-Orient, de l'Afrique ni du reste du monde en développement. En supprimant le régime des quotas à base raciale, ses auteurs pensaient que les immigrés viendraient des pays « traditionnels », tels l'Italie, la Grèce et la Pologne, qui étaient assujettis à de strictes limitations en vertu de la loi de 1924. Cette dernière avait remplacé les quotas par l'établissement de catégories préférentielles fondées sur les relations familiales et les compétences professionnelles, accordant la priorité aux immigrés potentiels qui avaient de la famille aux États-Unis et dont les compétences professionnelles étaient jugées essentielles par le ministère du travail des États- Unis. Toutefois, après 1970, à la suite de l'afflux initial d'immigrés venus de ces pays européens, on vit arriver des étrangers venant de la Corée, de la Chine, de l'Inde, des Philippines, du Pakistan et de pays africains. En 2000, le volume de l'immigration avait retrouvé son niveau de 1900, et les États-Unis devinrent une fois de plus un pays formé et transformé par l'immigration.

De nos jours, au début du XXIe siècle, la société américaine se retrouve confrontée à un débat sur l'immigration et le rôle des immigrés dans son sein. Pour certains, les nouveaux immigrés semblent peu enclins à s'assimiler au reste de la société, voire incapables de le faire, étant trop déterminés à maintenir leurs liens transnationaux et trop éloignés des valeurs américaines fondamentales. Comme par le passé, d'aucuns reprochent aujourd'hui aux immigrés de voler le gagne-pain de citoyens américains et de constituer un fardeau pour le système éducatif, les services sociaux et le secteur de la santé. Beaucoup de participants à ce débat estiment que le grand nombre de travailleurs en situation irrégulière (les immigrés sans papiers) constituent une menace pour la structure de base de la société.

Les immigrés ont cependant leurs partisans, qui rappellent que chaque nouvelle vague d'immigration a semé la peur, le doute et les inquiétudes parmi la population américaine - et même parmi les enfants et les petits-enfants d'immigrés - et que les Américains ont toujours reproché aux nouveaux venus, à tort, d'être incapables de s'intégrer, de rester trop attachés à leurs vieilles habitudes. Les défenseurs de l'immigration et la plupart des historiens spécialistes de cette question affirment pour leur part que les immigrés enrichissent les États-Unis, dans une grande mesure parce qu'ils rendent de précieux services au pays.

À toutes les époques de l'histoire américaine, de l'ère coloniale du XVIIe siècle jusqu'au début du XXIe siècle, des femmes et des hommes du monde entier ont tenté leur chance aux États-Unis. Ils sont arrivés en tant qu'étrangers dont la langue, la culture et la religion ont paru parfois étrangères aux valeurs fondamentales de l'Amérique. Au fil du temps, à mesure de l'évolution des idées sur la culture des États-Unis, les immigrés et leurs descendants ont réussi à former des groupes ethniques tout en participant à la vie politique et sociale du pays et à enrichir ainsi toute la société américaine.

Les opinions exprimées dans le présent article ne représentent pas nécessairement les vues ou la politique du gouvernement des États-Unis.

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