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18 novembre 2008

Les tribulations du journalisme en République de Géorgie

Les restrictions à la liberté de la presse dans cet État d'Asie centrale

 
Un Canon d'eau à Tbilissi (Géorgie).
Des Géorgiens font face aux jets d'un canon à eau des forces de sécurité dans la capitale de Tbilissi.

Karl Idsvoog

Si le monde de la politique était calqué sur celui des contes de fées, la chute d'un gouvernement répressif et l'institution de la démocratie engendreraient une presse libre, des citoyens affranchis et une population qui aurait suffisamment d'informations à sa disposition pour prendre les décisions concernant leur pays. Mais le monde dans lequel nous vivons n'est pas celui des contes de fées.

 

Dans l'ancienne République soviétique de Géorgie, une révolution pacifique a entraîné la chute, en 2003, d'un gouvernement répressif et corrompu. Dans les années qui ont suivi, ce pays du caucase a fait des progrès irréguliers vers la réalisation de son rêve. Immédiatement après la « révolution de la rose », le nouveau gouvernement a mis en route des réformes et commencé à s'ouvrir à l'occident, mais il a été déchiré par les luttes intestines. Peu de temps avant la publication de cette revue, le gouvernement a été confronté à des manifestations de rue et à des allégations de connivence avec la Russie. Pour toute réponse, le président a déclaré l'état d'urgence. cette décision a entraîné la fermeture de toutes les organisations de presse privées pendant plusieurs semaines et a été unanimement condamnée par la communauté internationale.

 

Les médias de Géorgie n'ont pas connu la libération dont ont fait l'expérience leurs collègues des autres pays où des réformes politiques ont été réalisées, et les raisons de cet état de chose sont mal comprises. Les auteurs du rapport intitulé « Freedom of the Press 2007 », publié par l'association sans but lucratif Freedom House, ont évalué ainsi le climat dans lequel vivent ces médias :

La constitution géorgienne et la loi relative à la liberté de parole et d'expression garantissent la liberté d'expression, mais tout au long de l'année 2006 le gouvernement n'a cessé de restreindre la liberté de la presse. Les restrictions ont rarement pris la forme de pressions directes, encore qu'il y ait eu des allégations de harcèlement et de violences physiques contre les journalistes de la part de responsables du gouvernement... les propriétaires et les responsables de médias continuent de faire pression sur les journalistes pour tenter de rester en bons termes avec les autorités. Il s'ensuit que les journalistes pratiquent fréquemment l'autocensure.

Karl Idsvoog, journaliste américain de télévision et professeur, s'est rendu à plusieurs reprises en Géorgie entre 2002 et 2006 pour former des étudiants de l'École de journalisme du caucase au journalisme de radiodiffusion. Professeur à l'École de journalisme et de communications de masse à la Kent State University, dans l'ohio, Karl Idsvoog est resté en contact avec des journalistes géorgiens, lesquels lui parlent de leur déception face aux répercussions de la révolution de la rose sur leur profession.

En 2001, il ne faisait pas bon être journaliste en République de Géorgie. Dans le monde postsoviétique, seul un organe de presse n'a pas lâché du lest, a tenu bon, a résisté : la chaîne de télévision Rustavi 2.

En 2001, les reportages percutants étaient immanquablement suivis d'une réaction brutale. Giorgi Sanaya, un présentateur de 26 ans de Rustavi 2 a été tué. Nombreux sont ceux qui croient que ce meurtre a été commis en représailles à ses reportages. Si Giorgi Sanaya mettait en question la politique et les pratiques du président Edouard Chevarnadze, il était loin d'être le seul à défier le gouvernement de Tbilissi.

Akaki Gogichaishvili, le présentateur et créateur du magazine d'informations télévisées « 60 Minutes », dit que son père a été limogé de son poste de fonctionnaire à cause de ses enquêtes. Il ajoute que tous les membres de son équipe ont fait l'objet de menaces. Les reporters disent avoir reçu des coups de fil anonymes, du genre « Demain, tu seras mort » ou « On va violer tes parents ».

En 2001, il n'était pas suffisant de menacer les journalistes. Nick Tabatadze, le directeur des actualités de Rustavi 2 et son principal présentateur, a reçu un appel qui menaçait l'ensemble de la chaîne de télévision. Le ministre de l'intérieur de la Géorgie aurait menacé d'envoyer des soldats mettre les locaux à sac. Lors du journal télévisé du soir, Nick Tabatadze a annoncé cette menace à ses auditeurs. La semaine suivante, le gouvernement s'est manifesté. Cette fois, le ministère de la sécurité a envoyé des agents exiger les documents financiers de la chaîne. De nouveau, Nick Tabatadze a relaté cette information à ses auditeurs. Mais cette fois, il l'a fait en direct. Il a ordonné à ses caméramen de filmer la scène. En l'espace de quelques minutes, Rustavi 2 diffusait l'incursion du gouvernement dans la salle de presse sur tous les écrans en Géorgie. Pour montrer leur solidarité envers Rustavi 2, les Géorgiens se sont dirigés en masse vers les locaux de la chaîne de télévision où ils ont veillé toute la nuit ; le lendemain, ils sont descendus sur le Parlement.

Être journaliste en Géorgie à cette époque, c'était vivre une expérience galvanisante, mais dangereuse.

La révolution de la rose a suivi. Edouard Chevarnadze a quitté le pouvoir et Mikheil Saakashvili, dirigeant prodémocratie, lui a succédé. Les journalistes qui travaillent en Géorgie disent que les médias n'ont pas joui des bienfaits apportés par cette révolution.

Suivre la discipline du parti

Deux chaînes de télévision, à savoir la chaîne 9, qui s'était efforcée de traiter l'actualité dans un souci d'objectivité, et Iberia ont été fermées. À Rustavi 2, les cadres de direction ont changé et avec eux le style de reportage de la chaîne.

Affrontement entre manifestants et forces de sécurité à Tbilissi (Géorgie)
Les affrontements entre les manifestants et les forces de sécurité à Tbilissi (Géorgie) se sont révélés intenses.

Natia Abramia, qui a depuis quitté le pays, a passé huit ans à faire du journalisme en Géorgie. Elle avait travaillé à Rustavi 2 avant et après la révolution de la rose. Malgré l'atmosphère menaçante qui prévalait durant l'ère de Chevarnadze, Natia Abramia note que les médias jouissaient à l'époque d'une liberté considérable. « On exerçait dans un cadre ni professionnel ni responsable, mais libre », dit-elle.

Après la révolution de la rose, poursuit-elle, tout le monde a commencé à parler d'« autocensure ». Les journalistes de Rustavi 2, la chaîne qui avait naguère mis audacieusement les responsables du gouvernement au défi d'expliquer leurs actions, téléphonaient aux autorités pour leur demander des conseils sur ce qu'ils devaient dire. « J'ai vu de mes propres yeux des journalistes lire leurs articles au téléphone à des responsables du gouvernement », déclare Natia Abramia, ajoutant que ceux qui ne suivaient pas la discipline du parti avaient « des problèmes ».

Un journaliste diplômé, qui a souhaité conserver l'anonymat parce qu'il a besoin de son emploi à Rustavi 2, décrit en un seul mot l'environnement dans lequel fonctionnent actuellement les reporters : « humiliant ».

La procédure de révision des articles et des reportages qu'il décrit semble venir tout droit de l'ère soviétique. « Nous n'avons pas le droit de critiquer le président, le ministre de l'économie, le ministre de la défense ou le ministre des affaires internes. Seuls des thèmes « positifs » peuvent être abordés en ce qui concerne ces structures gouvernementales. »

Un autre producteur, éditeur et vidéographe, qui a quitté la salle de presse après une longue carrière mais qui reste en contact avec les reporters de toutes les chaînes de télévision de Tbilissi, dit avec tristesse : « La situation ne devrait pas être ce qu'elle est aujourd'hui. » Lui aussi tient à garder l'anonymat, pour des raisons de travail. Quand on lui demande de comparer l'état du journalisme en Géorgie avant et après la révolution de la rose, il répond simplement : « c'est pire ».

Natia Abramia est aussi de cet avis : « Les journalistes géorgiens constatent qu'il est de plus en plus dangereux d'enquêter, de mettre en question ou de critiquer le gouvernement. »

Essayer de changer les choses pour le mieux

Nino Zuriashvili, journaliste, et Alex Kvatashide, éditeur-vidéographe, réalisaient naguère pour Rustavi 2 des reportages d'investigation parmi les plus approfondis. Mais Nino Zuriashvili dit que cette chaîne de télévision, autrefois réputée pour son engagement journalistique, n'est aujourd'hui « plus qu'un écho du gouvernement ».

Elle ne pense pas que la Géorgie sera bien servie par la chaîne MZE, qui a été rachetée par le frère du ministre des affaires étrangères. En janvier 2007, frustrés par le déclin du journalisme de qualité depuis la révolution de la rose, Nino Zuriashvili et Alex Kvatashidze ont créé leur propre société de production de reportages d'investigation, baptisée Monitor Studio. Il ne leur est pas difficile de trouver des affaires qui gagneraient à être creusées, mais c'est beaucoup plus dur quand il s'agit de trouver quelqu'un qui accepte de diffuser leurs reportages.

Les deux reporters ont appris par des moyens détournés que deux Géorgiens innocents avaient été emprisonnés, torturés et condamnés sur la base de pièces à conviction fabriquées par des agents de la sécurité, sur ordre d'un haut responsable du gouvernement.

Les journalistes qui enquêtaient sur ce dossier n'étaient pas les seuls à avoir confirmé les faits : le médiateur du gouvernement, défenseur des droits des citoyens, a aussi reconnu leur véracité.

Ce dernier, Sozar Subari, a convoqué une conférence de presse pour annoncer ses conclusions. Comme d'habitude, tous les microphones de toutes les chaînes étaient présents. « Chose surprenante, dit Alex Kvatashidze, tous les journaux d'actualités du soir l'ont passée sous silence. » Les journalistes de télévision se sont abstenus de communiquer des conclusions défavorables alors même qu'elles provenaient d'une source gouvernementale.

Nino Zuriashvili et Alex Kvatashidze ont organisé une séance de visionnage de leur reportage à laquelle ils ont invité de hauts responsables d'ambassades, des dirigeants d'organisations non gouvernementales, des journalistes et des directeurs de tous les principaux organes de presse de Tbilissi, la capitale de la Géorgie et le siège des principaux médias du pays. Les reporters ont offert le fruit de leur enquête à toute organisation qui manifesterait de l'intérêt pour la question et ce sans faire payer un sou. Aucun organe de presse de Tbilissi n'a voulu diffuser le reportage.

Il n'en demeure pas moins que la technologie est telle qu'il est pratiquement impossible aux gouvernements et aux sociétés de contrôler les communications. Rustavi 2 est peut-être aujourd'hui le porte-parole du gouvernement, comme le disent ses critiques, mais la technologie donne aux journalistes les moyens de faire le métier qu'ils ont toujours fait : communiquer au public des faits qui ont de l'importance pour lui.

Et c'est ce mariage de la technologie et de la persévérance journalistique qui conforte Alex Kvatashidze dans son optimisme. « Nous essayons toujours et encore (comme d'autres le font aussi) de faire passer le message au public », dit-il, avant d'affirmer avec conviction que « le journalisme n'est pas mort en Géorgie ».

Le lecteur peut suivre l'enquête du Monitor Studio sur l'emprisonnement injustifié de deux ressortissants géorgiens sur le site http://tinyurl.com/2rpo3g.

Les opinions exprimées dans le présent article ne reflètent pas nécessairement les vues ou la politique du gouvernement des États-Unis.

Article extrait de l'édition de décembre 2007 d'eJournal USA.

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