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25 mars 2009

Le concept de la non-violence à travers l'histoire des États-Unis

 
Un manifestant brandit le symbole de la paix.
Les manifestations non violentes contre la guerre du Vietnam ont suivi l'exemple du mouvement des droits civiques aux États-Unis.

Ira Chernus

(Le présent article fait partie de la revue électronique eJournalUSA sur l'action non violente en faveur du changement social, dont la version française doit paraître prochainement.)

Enracinées dans l’Europe du XVIe siècle, les traditions intellectuelles de philosophie et d’action non violentes se sont développées aux États-Unis aux XIXe et XXe siècles avant de gagner l’Asie et l’Afrique.

 

Ira Chernus est professeur de religion à l'université du Colorado à Boulder et auteur d'un ouvrage sur la non-violence aux États-Unis intitulé en anglais American Nonviolence: The History of an Idea.

 

Quand les gens veulent opérer un changement social, ils doivent décider s’ils choisiront la non-violence afin d’atteindre leurs buts. Certains de ceux qui choisissent la non-violence peuvent n’avoir aucune objection de principe à la violence. Ils pensent simplement qu’elle ne leur permettrait pas d’atteindre leurs objectifs, ou ils ont peur d’être blessés, ou encore ils ne parviennent pas à persuader les autres de se joindre à eux dans la violence. Il s’agit chez eux d’une non-violence pratique ou pragmatique.

Toutefois, au cours des  siècles, de nombreuses personnes qui auraient atteint leurs buts par la violence - qui avaient les moyens, le courage et la force d’utiliser la violence - ont librement choisi de n’y recourir en aucune circonstance. Elles ont adopté la non-violence par principe. Si un grand nombre de gens sont incités à adopter la non-violence par principe, pour des raisons d'ordre affectif ou culturel, ils sont également poussés par la riche tradition intellectuelle qui présente des arguments logiques en faveur de la non-violence.

Ces traditions intellectuelles agissent comme un cours d’eau souterrain à travers l’histoire des États-Unis. Leurs origines remontent aux chrétiens anabaptistes européens du XVIe siècle, époque à laquelle la chrétienté protestante a débuté. Les Anabaptistes rejetaient la violence parce qu’ils s’étaient engagés à rester séparés de la société dominante et de ses nombreux conflits. Certains de leurs descendants vinrent aux États-Unis où ils établirent ce qui est connu sous le nom d’églises historiques de la paix.

La contribution américaine caractéristique vit le jour lorsque d’autres chrétiens, qui étaient profondément impliqués dans les conflits de la société, décidèrent en principe de rechercher des changements politiques et sociaux uniquement par des moyens non-violents. Ce processus débuta pendant l’époque coloniale, avant que les États-Unis ne déclarent leur indépendance de la Grande-Bretagne, parmi les membres de la Société des amis, connus sous le nom de Quakers. Leur strict engagement envers la non-violence mena certains d’entre eux à s‘opposer au paiement des impôts pour la guerre, à l’esclavage des Afro-Américains et à la persécution et au déplacement des Amérindiens. Cependant, les Quakers étaient avant tout un groupe religieux poussé à la non-violence par ses croyances.

Le grand tournant eut lieu dans les années 1820 et 1830, lorsqu’un groupe de personnes de milieux religieux différents commença à réclamer l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Ces abolitionnistes étaient presque tous chrétiens et ils ne s’étaient pas tous engagés à poursuivre leur objectif par des moyens non-violents. Cependant, ceux qui l’avaient fait créèrent le premier groupe constitué autour d’un objectif de changements politiques et sociaux, puis ils choisirent la non-violence comme moyen d’action. Ils croyaient en Dieu en tant que chef suprême de l’univers. C’est pourquoi, disaient-ils, aucun homme ne devait exercer son autorité sur un autre être humain. C’est sur cette base qu’ils dénonçaient l’esclavage, mais, étant donné que la violence est toujours une façon d‘exercer son autorité, ils étaient logiquement amenés à renoncer également à la violence.

 

La même façon de penser a poussé le grand essayiste Henry David Thoreau à aller en prison plutôt que de payer des impôts à un État qui soutenait la guerre et l’esclavage. Dans son célèbre essai de 1849 intitulé La désobéissance civile, Thoreau expliquait qu’il ne respecterait jamais une loi injuste, quelle que soit la punition qu’il recevrait, parce que les gens devaient suivre leur conscience plutôt que d’accéder passivement aux exigences de l'État. L’objectif principal de Thoreau était de conserver sa force morale et sa liberté d’agir conformément à la vérité telle qu’il la concevait. Il soulignait toutefois que, si un nombre suffisant de gens refusaient d’obéir aux lois injustes, ils pourraient enrayer les rouages de l’État.

Gravure d'une réunion contre l'esclavage à Boston, en 1851
L'abolitionniste Wendel Phillips prononce un discours contre l'esclavage dans un parc de Boston, en avril 1851.

Tolstoï et Gandhi

Les écrits des abolitionnistes et de Thoreau ont poussé le grand romancier russe Léon Tolstoï à devenir un ardent représentant de la non-violence chrétienne. Ses écrits, à leur tour, ont aidé à formuler les idées du plus grand de tous les militants de la non-violence, le chef du mouvement d’indépendance de l’Inde, Mohandas Gandhi. Au XXe siècle, les idées de Tolstoï et de Gandhi se sont propagées aux États-Unis, inspirant de nombreux Américains qui ignoraient souvent qu’une grande partie de la théorie de la non-violence avait eu son origine dans leur pays.

Pour Gandhi, la non-violence était plus une question d’intention qu’un comportement réel.  Il définissait la non-violence comme l’intention de forcer une autre personne à faire une chose qu'elle ne voulait pas faire. L'action non violente telle que le boycottage, le blocus et la non-observation de la loi peut paraître coercitive, mais si elle a lieu dans un véritable esprit de non-violence, elle est simplement une façon d’appliquer une vérité morale telle qu’on la conçoit. Elle laisse les autres libres de réagir comme ils l’entendent. Un disciple de la non-violence de Gandhi déclare dans l’esprit de Thoreau : « Je fais ce que j’estime devoir faire. Vous faites ce que vous estimez devoir faire. Vous pouvez m’emprisonner, me frapper ou même me tuer, mais vous ne pouvez pas m’empêcher d’agir selon ma conscience. »

Gandhi reconnaissait qu’il demandait à tous d’agir selon leur conception subjective de la vérité. Personne ne peut connaître toute la vérité, disait-il, et nous devons être ouverts à la possibilité de nous apercevoir plus tard que nous nous trompions. C’est pourquoi nous ne devons jamais tenter d’imposer notre point de vue à autrui, mais nous devons prendre fermement position - même au risque de mourir - sur la vérité telle que nous la concevons à présent. Ce n’est qu’à cette condition que nous découvrirons par nous-mêmes ce qu’est la vérité dans une situation donnée.

Du fait que le postulat de la non-violence signifie l’absence de coercition, les gens qui se sont engagés à l’appliquer pensent qu’ils n’essaient jamais de faire évoluer une situation comme ils le désirent. Ils œuvrent, non pas à des fins égoïstes, mais pour le bien du monde entier tel qu’ils le conçoivent. En fait, selon Gandhi, on ne devrait jamais se préoccuper le moins du monde du résultat de ses actes, mais simplement s’assurer qu’on agit à tout moment conformément à la morale. Respecter la vérité morale est à la fois le moyen et l’objectif de la non-violence, la justesse du procédé étant le but poursuivi. C’est pourquoi on ne doit pas juger la non-violence en fonction de sa capacité à produire des résultats.

Le plus célèbre représentant de la non-violence aux États-Unis fut le pasteur Martin Luther King, le grand porte-parole des droits civiques des Afro-Américains dans les années 1950 et 1960. Il était d’accord avec Gandhi pour penser que l’action non-violente devait toujours avoir lieu dans l’intérêt de tous, même de ceux qui sont injustes et tyranniques. « Nous sommes pris dans un réseau de mutualité, prisonniers d’un même destin, proclamait-il. Ce qui touche directement une personne touche indirectement toutes les autres. »

Contrairement à Gandhi toutefois, Martin Luther King se souciait du résultat de ses actes; il jugeait les tactiques du mouvement en faveur des droits civiques non seulement en fonction de leur valeur morale intrinsèque, mais aussi de leur efficacité pour mettre fin à la discrimination contre les Noirs. Il voulait provoquer un conflit et remporter des victoires politiques.

Toutefois, tant que l’on recourt à la non-violence pour favoriser la justice et l’égalité, disait-il, le conflit aboutira à une plus grande justice et à la paix pour tous. Si bien que, selon lui, il n’existe pas de conflit entre le succès personnel et l’intérêt de la société. « Nous avons la chance de voir notre sens le plus profond de la moralité coïncider avec notre intérêt personnel. » Même quand nos actes impliquent un affrontement et des pressions implacables, tant que nous sommes motivés par un amour désintéressé offert également aux deux camps du conflit, nous œuvrons pour harmoniser les groupes opposés et améliorer la vie de tous. Gandhi aurait certainement été d’accord sur ce point.

Les résultats de la non-violence

Le mouvement des droits civiques a prouvé que la non-violence peut produire des résultats, si on choisit de la juger par cette norme. Dans les années 1960, le mouvement non violent visant à mettre fin à la guerre du Vietnam - inspiré en grande partie par le succès des militants du mouvement des droits civiques - a joué un rôle important pour persuader le gouvernement américain de retirer ses troupes du Vietnam.

Jusqu’aux années 1960, la plupart des Américains qui s’étaient engagés à appliquer le principe de la non-violence étaient influencés par les croyances religieuses chrétiennes. Néanmoins, le mouvement de protestation contre la guerre du Vietnam rallia un grand nombre de gens qui n’étaient pas chrétiens. L'association juive Jewish Peace Fellowship (fondée en 1941) se développa considérablement. Un mouvement bouddhiste en faveur de la paix était guidé par les enseignements de Thich Nhat Hahn et, plus tard, du dalaï-lama.

De nombreux autres Américains sans affiliation religieuse étaient également attirés par la non-violence. Ils pouvaient trouver leur inspiration dans les écrits de la féministe Barbara Deming. La non-violence est obligatoirement coercitive, écrivait-elle. Elle force cependant les gens à cesser de faire uniquement les choses qu’ils n’ont aucun droit moral de faire. Elle les laisse libres de faire ce qu’ils ont le droit de faire. La non-violence est donc la façon la plus efficace d’obtenir des changements sociaux et politiques durables parce qu’elle a le moins de chances de contrarier les gens qui sont forcés à changer.

Depuis les années 1960, les États-Unis ont constaté un intérêt croissant pour l'application du principe de la non-violence à de nombreuses questions politiques, bien que les adhérents à ce principe ne représentent qu'une toute petite minorité de la population.

Les mouvements de non-violence aux États-Unis ont également contribué à la naissance de mouvements semblables dans le reste du monde. Ceux-ci ont obtenu des améliorations importantes des conditions de vie de la population, principalement lors du renversement des régimes totalitaires dans des pays de l’Europe de l’Est ou aux Philippines. Les militants non violents ont aidé à mettre fin à des conflits longs et acharnés en Irlande du Nord, au Guatemala et au Timor oriental, entre autres. Ils sont actuellement actifs sur de nombreux fronts, dans diverses zones de conflit. D'un point de vue historique, on peut dire que les États-Unis sont au centre d’un processus mondial de changements sociaux et politiques non-violents.

Les opinions exprimées dans le présent article ne représentent pas nécessairement les vues ou la politique du gouvernement des États-Unis.

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