La vaste mosaïque d'un peuple en mouvement

29 août 2008

Considérations esthétiques et scientifiques dans les parcs nationaux des États-Unis

 
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L'hôtel <i>Old Faithful Inn</i> du parc Yellowstone
Les constructeurs de l'hôtel Old Faithful Inn n'ont pas tenu compte de l'impact écologique de leurs travaux. (Photo NPS)

Richard West Sellars

Les principes scientifiques complexes qui régissent le monde naturel étaient mal compris à l'époque de la création des premiers parcs nationaux aux États-Unis. Au fil des ans, ces vastes espaces publics réservés ont été gérés par une bureaucratie qui ne comprenait pas vraiment leur écologie. Des dizaines d'années se sont écoulées avant que les gardiens des ressources les plus précieuses du pays n'accordent aux principes scientifiques la place qui leur est due.

 

Richard West Sellars est un historien du Service des parcs nationaux, aujourd'hui à la retraite, et l'auteur de l'ouvrage « Preserving Nature in the National Parks : A History » (Yale University Press, 1997). Il a été président de la société George Wright, organisme de défense de l'environnement à vocation internationale et nommé en hommage au biologiste qui a fondé les programmes scientifiques du Service des parcs nationaux relatifs aux ressources naturelles.

 

C'est en qualité d'historien que j'ai commencé à travailler pour le Service des parcs nationaux, en 1973. Nouvel employé de cette vénérable institution, je supposais que ses biologistes étaient les premiers responsables de la gestion des parcs de renommée nationale, tels ceux de Yellowstone, des Everglades et des Great Smoky Mountains, dont les merveilles naturelles sont à la vue de tout un chacun. Assurément, les considérations écologiques devaient figurer au premier plan de la prise des décisions concernant les parcs. Comme j'étais naïf !

Ce n'est que bien plus tard, dans les années 1990, quand j'ai rédigé l'histoire de la gestion de la nature dans les parcs nationaux, que j'ai compris à quel point les biologistes avaient dû se battre pour promouvoir une gestion soucieuse de l'écologie. Pendant des dizaines d'années, ils s'étaient opposés aux grands pontes du Service des parcs, lesquels se préoccupaient avant tout de protéger l'aspect esthétique des lieux afin d'attirer les touristes.

La différence de leur point de vue sur la gestion des parcs reflète le dilemme central, et constant, des parcs nationaux aux États-Unis : que faut-il au juste préserver dans un parc au profit des générations futures ? Est-ce le côté pittoresque lui-même - les magnifiques paysages que nous offrent les forêts et les prairies, les hautes montagnes, les fleurs sauvages et les animaux spectaculaires ? Ou y a-t-il autre chose ? Faut-il aussi préserver la totalité du système naturel d'un parc, c'est-à-dire non seulement les supervedettes biologiques et pittoresques, mais aussi la vaste gamme des espèces plus discrètes, tels les herbes et les champignons telluriques ?

Ces quelques dernières dizaines d'années, une autre considération est venue s'ajouter à l'équation : de plus en plus souvent, les parcs passent pour avoir une importance écologique vitale pour la planète, pour être aussi importants au niveau planétaire, à leur façon, que l'est la forêt amazonienne.

Certes, la majestueuse beauté des parcs nationaux crée l'impression que l'aspect esthétique est à lui seul la raison pour laquelle ces lieux ont de la valeur et sont dignes d'être protégés. De fait, c'est bien la préservation à caractère esthétique qui fut le principal facteur de l'établissement des premiers parcs nationaux - Yellowstone en 1872, suivi de Séquoia et de Yosemite en 1890. Outre une topographie spectaculaire, c'étaient les éléments les plus visibles de la nature qui retenaient l'attention du public - les forêts et les fleurs sauvages l'emportaient sur les souris et les salamandres. À la fin du XIXe siècle, les sciences écologiques étaient encore mal comprises. Et si de nombreuses communautés écologiques importantes furent incluses dans les limites parcs, c'est le hasard qu'il faut remercier : il se trouvait tout bonnement qu'elles étaient présentes dans les espaces dont il avait été décidé qu'ils seraient protégés pour leur aspect esthétique, la belle « façade » de la nature.

Gestion de la façade : priorité au pittoresque

En 1916, le Congrès créa le Service des parcs nationaux et lui donna pour mission de coordonner la gestion du réseau de ces parcs, dont le nombre allait croissant. La loi adoptée rendait obligatoire la conservation de l'aspect pittoresque, des objets naturels et de la faune et de la flore sauvages, et elle stipulait que le public devrait jouir de ces attractions de manière à laisser les parcs « intacts pour la jouissance des générations futures ». La finalité de cette loi a toujours été ambiguë puisqu'elle donnait le feu vert tant à la préservation qu'aux usagers. Mais dans la réalité, l'ordre de garder les parcs « intacts » s'appliquait presque exclusivement aux éléments pittoresques et non aux éléments subtils de leurs communautés écologiques.

En développant les parcs pour que les touristes aient accès aux célèbres attractions pittoresques, les premiers responsables et leurs successeurs privilégiaient la recherche d'une harmonie visuelle entre les nouvelles constructions et le décor naturel. Ils préparèrent des terrains de camping, construisirent de grands hôtels et aménagèrent des routes touristiques qui traversaient les parcs. Ingénieurs et architectes-paysagistes situèrent bien des premiers hôtels, musées et autres établissements pratiquement sur les lieux mêmes les plus remarquables, mais en les construisant dans un style architectural rustique, à l'aide de lourds rondins et de la pierre, pour que leurs structures donnent l'impression de se fondre dans le paysage naturel. De même, les routes d'accès et les ponts qu'ils construisirent s'harmonisaient avec le décor naturel.

Sensibles à ces facteurs visuels, les promoteurs des parcs de cette époque ne prêtaient pratiquement aucune attention aux processus écologiques. Les gestionnaires s'opposèrent toutefois à un certain nombre d'intrusions majeures - chemins de fer, barrages et réservoirs. En outre, ils protégeaient les forêts ainsi que la faune et la flore sauvages attrayantes, en particulier les grands mammifères charismatiques. Ainsi, si l'on oublie un instant les installations touristiques, les montagnes et les vallées des parcs étaient maintenues dans leur état naturel, avec leurs forêts touffues et leurs prairies verdoyantes.

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Le parc national Glacier (Montana)
De nos jours, les pratiques de gestion des parcs tentent de préserver tous les éléments qui font partie du cadre naturel. (Photo NPS)

Mais on peut sauvegarder le pittoresque sans trop se soucier des considérations scientifiques, et c'est ainsi que furent adoptées des pratiques peu judicieuses d'un point de vue écologique : introduction d'espèces exotiques et non indigènes ; suppression des incendies de forêt pour éviter que les paysages pittoresques ne soient dénaturés ; éradication des pumas et des loups, qui s'en prenaient aux autres mammifères ; et recours aux insecticides pour que les forêts pittoresques ne soient pas infestées ni mises à nu par les insectes indigènes.

« La gestion de la façade » devint ainsi la norme acceptée - on gérait les parcs dans un souci esthétique pour que le public puisse en jouir, mais sans vraiment en comprendre les conséquences écologiques. En ce qui les concernait, les responsables partaient du principe que les parcs resteraient « intacts pour la jouissance des générations futures », comme l'avait demandé le Congrès, tant que le développement ne compromettait pas leurs aspects esthétiques.

Préoccupations écologiques

Vers le milieu des années 1920, les biologistes des parcs commencèrent à se rendre compte que la flore et la faune s'inséraient dans de vastes complexes écologiques tous reliés entre eux. Pour autant, le Service des parcs nationaux tenait si peu en estime la gestion scientifique fondée sur la recherche que les premiers programmes de sciences naturelles, finalement mis en place en 1929, furent financés à titre personnel par un riche biologiste du Service, George Wright. Le Service des parcs ne tarda pas à prendre la relève, mais le décès prématuré de George Wright, à la suite d'un accident de voiture au début de l'année 1936, réduisit considérablement l'influence croissante des biologistes dont il était le chef de file.

Près de trente années s'écoulèrent avant que les biologistes - confrontés à un organisme traditionnaliste - ne soient en mesure de renouveler leurs efforts visant à influencer la gestion des parcs. Cette fois, c'est à l'extérieur qu'ils trouvèrent un appui. Dans un rapport publié en 1963, l'Académie nationale des sciences tira à boulets rouges contre le Service des parcs et préconisa le recours à une recherche scientifique intensive pour gérer les parcs de manière à préserver leurs systèmes écologiques. Elle fit observer que les parcs étaient un « système de plantes, d'animaux et d'habitats interconnectés » et nota qu'il fallait les considérer comme des « banques biologiques ». Le rapport ne laissait pas le moindre doute : il ne fallait pas se contenter de gérer les parcs en se souciant uniquement de leur côté pittoresque.

En 1963 également, une commission consultative spéciale présidée par le professeur Starker Leopold, de l'université de Californie, l'un des grands biologistes de son époque, publia le document qui eut le plus d'influence sur la gestion des parcs depuis la loi de 1916 portant création du Service des parcs nationaux. Le rapport Leopold mit en relief la nécessité d'améliorer la gestion écologique et il recommanda que chacun des grands parcs naturels présente « une vignette de l'Amérique primitive ». Dans chaque parc, les communautés naturelles vivantes devaient être « préservées ou, le cas échéant, recréées autant que possible dans l'état dans lequel elles se trouvaient le jour où le premier homme blanc est arrivé sur les lieux », précise le rapport.

Cette approche reflétait une prise de conscience des grands changements écologiques liés aux actions des Américains d'origine européenne et à leur technologie. Dans les grands parcs naturels, là où cela serait possible, on tenterait d'inverser ces changements par le biais de la restauration de l'écologie. Le rapport Leopold jeta ainsi les bases de la fusion d'une gestion de la façade et d'une gestion écologique. La scène primitive qui serait reconstituée serait prisée autant pour l'amélioration de son intégrité écologique que pour sa beauté physique. Ce qui sous-tendait cet effort, c'était le sentiment urgent que la diversité biologique des parcs était vouée à la disparition en l'absence d'un changement de méthode, quand bien même la majesté des lieux resterait inchangée.

L'influence durable du rapport Leopold s'explique en partie par le fait qu'il présentait des questions écologiques complexes de manière persuasive. Fait plus subtil encore, sa conception d'une Amérique primitive faisait vibrer la fibre romantique et patriotique en suggérant l'idée d'une vision digne « du Nouveau Monde » - les parcs étaient assimilés à une terre vierge. Le Service des parcs voulait croire dur comme fer à cette vision et la présenter au public. Elle s'apparentait aux raisons culturelles les plus profondes de l'existence même des parcs - et ancrées dans le nationalisme romantique qui a toujours inspiré le public à soutenir ces espaces réservés, les hautes montagnes et les vastes étendues demeurant des symboles géographiques puissants des origines nationales et de la destinée nationale, vestiges de l'époque des pionniers.

Le rapport Leopold apporta de l'eau au moulin des biologistes du Service des parcs qui souhaitaient l'adoption de certaines pratiques de gestion. En s'inspirant de la recherche sur la gestion des incendies, les responsables des parcs appliquèrent des pratiques visant à imiter les effets des feux de friches naturels. En outre, ils mirent fin aux programmes d'épandage d'insecticides et renforcèrent la protection des prédateurs indigènes. Ils s'efforcèrent également de réduire les populations d'espèces exotiques particulièrement destructrices tout en réintroduisant les espèces indigènes.

Par ailleurs, la gestion des ressources naturelles des parcs reçut un coup de pouce du Congrès, qui adopta notamment la loi sur le milieu sauvage (Wilderness Act, 1964) et la loi sur les espèces menacées de disparition (Endangered Species Act, 1973). Ces lois, et d'autres encore, en particulier la loi sur la politique environnementale nationale (National Environmental Policy Act) de 1969, contribuèrent à améliorer la gestion des parcs et elles placèrent les pratiques du Service des parcs dans la ligne de mire du public, qui commença même à participer à la planification des parcs.

Pour autant, le mouvement environnemental des années 1960 et 1970, auquel le rapport Leopold et celui de l'Académie des sciences avait donné de l'impulsion, ne parvint pas à modifier en profondeur les priorités traditionnelles du Service des parcs, fondées sur le maintien de l'aspect pittoresque, mais superficiel, de la nature. En dehors de la communauté des écologistes, les appels répétés en faveur de l'élargissement des programmes de recherche, essentiels à une saine gestion écologique, ne bénéficièrent pas d'un appui suffisant de la part du Service des parcs, du Congrès ni du public.

L'impératif des ressources naturelles

Vers la fin du XXe siècle, face aux dangers croissants que posent le réchauffement de la planète, l'accroissement démographique et la destruction des habitats, le recul de la diversité biologique à travers le monde éclaira d'un jour nouveau le concept des parcs nationaux en tant que laboratoires écologiques et « fonds génétiques ». Les scientifiques et des catégories de plus en plus vastes de la population américaine se mirent à voir dans les parcs nationaux des espaces importants pour la santé écologique de la planète - en tant que réservoirs de matériel génétique et de réserves naturelles, véritables remparts contre les changements irréversibles ou la disparition des espèces.

En 1997, je publiai le fruit de mes recherches sur la genèse des parcs dans un ouvrage intitulé « Preserving Nature in the National Parks : A History » - et qui contient une analyse de la gestion des ressources naturelles parfois très critique à l'égard du Service des parcs nationaux. En réponse, ce dernier se mit presque immédiatement à planifier une nouvelle initiative en la matière, assurément ambitieuse, et qui est connue sous le nom d'« impératif des ressources naturelles ». Annoncée en août 1999, elle obtint l'appui du Congrès, auprès tant des républicains que des démocrates. Au total, cette initiative bénéficie de l'accroissement des fonds le plus important, et de loin, qui ait jamais été octroyé à la gestion des ressources naturelles et à la dotation du Service des parcs nationaux en effectifs.

D'une envergure impressionnante, elle vise à acquérir, à appliquer et à diffuser les connaissances scientifiques parmi les professionnels et le grand public dans le cadre de la poursuite des objectifs liés aux ressources naturelles et en vue de l'amélioration des parcs et de la société. Elle prévoit notamment la mise en place de programmes accélérés visant à répertorier les espèces indigènes des parcs, qu'elles soient terrestres ou aquatiques ; le suivi de leur état ; et la protection et la restauration des populations menacées ainsi que l'élimination des espèces non indigènes. En outre, cette initiative prône le renforcement de la surveillance de la pollution de l'air et de l'eau. La formation des employés du Service des parcs nationaux a joué un rôle de premier plan à cet égard, et il en va de même de l'accroissement des possibilités offertes au public désireux de jouir des ressources naturelles des parcs, d'apprendre à les connaître et de les préserver.

Cette initiative en faveur des ressources naturelles ouvrit une ère nouvelle dans la gestion des parcs nationaux. Les partisans de la gestion de la façade et ceux de la gestion scientifique se comprennent et coopèrent comme ils ne l'avaient encore jamais fait. Fait significatif, le Service des parcs est aujourd'hui mieux placé, grâce à cette initiative, pour faire face aux menaces environnementales de notre siècle. Enfin, au Congrès comme dans le Service des parcs nationaux et dans la perception collective de la nation, l'accent que met l'initiative sur l'intégrité de l'environnement naturel des parcs a donné naissance à une interprétation plus vaste, et plus cohérente d'un point de vue écologique, de la mission définie par le Congrès en 1916, celle qui consiste à laisser les parcs « intacts pour la jouissance des générations futures ».

Les opinions exprimées dans le présent article ne reflètent pas nécessairement les vues ni la politique du gouvernement des États-Unis.

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