La démocratie dans le monde | La libre expression des peuples

18 novembre 2008

Du journalisme citoyen au contenu fourni par les utilisateurs

Une ère nouvelle s'ouvre pour les médias avec l'adoption de contenu produit par les usagers.

 
L'image d'un brasier en Angleterre captée par un témoins
Le brasier d'un dépôt pétrolier en Angleterre marque l'avènement de l'emploi des médias du contenu d'utilisateurs.

Bertrand Pecquerie et Larry Kilman

À mesure que les internautes fournissent de la matière en quantité croissante au monde de l'information, les journalistes professionnels doivent renforcer leur vigilance pour en assurer la véracité et l'exactitude.

 

Bertrand Pecquerie est directeur du World Editors Forum, qui a son siège à Paris. Larry Kilman est directeur des communications pour l'Association mondiale des journaux, affiliée au Forum. Des rédacteurs et éditeurs de plus de 100 pays appartiennent à ces organisations professionnelles.

Bien que très peu de gens s'en soient rendu compte à l'époque, une révolution a eu lieu dans le monde des médias le 7 juillet 2005.

Ce jour-là, le métro de Londres fut la cible d'attaques terroristes à la bombe. Les témoins des attentats envoyèrent une multitude de photos, d'enregistrements et de rapports sur les événements aux journaux et aux radiodiffuseurs et nombreux furent les organismes médiatiques qui firent bon usage de ce contenu généré par les consommateurs.

Mais un événement peut-être encore plus marquant s'est produit le 11 décembre 2005 lorsqu'une explosion, dans le dépôt de pétrole de Buncefield (Royaume-Uni), a déclenché une réaction sans précédent de la part de citoyens journalistes qui ont envoyé des milliers de courriels, photos et clips vidéo sur la catastrophe aux sites d'information de l'Internet, bien avant que les journalistes professionnels n'arrivent sur les lieux de l'événement survenu très tôt le matin à une quarantaine de kilomètres de Londres.

La BBC, par exemple, a reçu plus de 6 500 courriels contenant des photos et des vidéos de l'explosion et de l'incendie, alors qu'elle n'en avait reçu que 1.000 après les attentats du métro de Londres. Les premières images, photos et vidéos sont arrivées quelques minutes seulement après l'explosion de Buncefield.

« L'éventail des matériels que nous avons reçus de nos lecteurs était absolument extraordinaire. L'explosion a provoqué un déluge de vidéos, de photos et de courriels, et cela a joué un rôle central dans notre couverture des événements en temps réel », a souligné le chef du service des nouvelles interactives de la BBC, Pete Clifton, sur le site MediaGuardian, à propos de la portée des informations fournies par les usagers.

Le jour de la catastrophe, un demi-million d'internautes se sont branchés sur le site de la BBC pour regarder les photos et les vidéos. Les médias citoyens avaient à tout jamais acquis droit de cité et étaient devenus partie intégrante de l'assortiment médiatique.

La démocratisation des médias

De nos jours, rares sont les entreprises de presse qui n'ont pas commencé à mettre à profit cette voie de communication à double sens qu'ont établie les médias numériques entre les organismes d'information et leurs usagers. La multiplication des canaux de distribution électronique a fait que n'importe qui sachant se servir d'un clavier peut produire lui-même des informations ; aujourd'hui, c'est un fait avéré dans le monde développé qui le sera demain dans le monde en développement.

Ainsi, comme le dit ce pionnier du journalisme citoyen qu'est Dan Gillmor, « dans un monde où les instruments médiatiques seront omniprésents, et nous y sommes presque, il y aura toujours quelqu'un sur le terrain ».

D'année en année, la croissance des médias numériques démocratise la publication de textes et d'images de toutes sortes, ancien monopole de la presse imprimée, de la radio et de la télévision. Les faits suivants sont éloquents à cet égard :

• Au cours d'un massacre imputable à un étudiant armé sur le campus de la Virginia Tech University aux

États-Unis, les grandes chaînes de télévision, y compris CNN, ont fréquemment diffusé les blogues d'étudiants et autres rapports de témoins oculaires, assurant ainsi une couverture immédiate des événements qui aurait été impossible par l'intermédiaire d'autres sources.

• Les blogueurs sont de plus en plus nombreux à être invités à assister aux côtés des membres des services de presse aux diverses manifestations couvertes par les médias traditionnels. Cette année, environ 10 % des personnes figurant sur la liste des représentants de médias couvrant la Semaine de la mode de New York étaient des blogueurs.

• Endemol, le producteur de l'émission de téléréalité big brother, a commencé à produire aux Pays-Bas des émissions d'informations télévisées quotidiennes à contenu généré par les usagers. Les reporters citoyens soumettent des vidéos qui sont compilées pour être diffusées sous le titre IK OP TV (moi à la télé).

• A Pune (Inde), le groupe de presse Sakaal a créé un « supplément citoyen » entièrement rédigé par les lecteurs. « Les gens veulent des nouvelles et des articles positifs. Ils ont suffisamment d'ennuis et de crises dans leur vie ; ils veulent lire des choses qui les inspirent », dit Deendayal Vaidya, le rédacteur en chef adjoint. Près de mille lecteurs, dont la plupart n'avaient jamais rien publié auparavant, ont déjà écrit des articles pour le supplément.

Des utilisateurs ont contribué aux rapports médiatiques relatifs au massacre de l'Université polytechnique de la Virginie.
Les médias se sont servis de contenu généré par des étudiants et journalistes professionnels lors du massacre à l'Institut Va. Tech.

• Le grand quotidien français Le Monde offre des blogues à ses abonnés. Il encourage notamment ses lecteurs à tenir des carnets électroniques de voyage dont les meilleurs sont accessibles sur la page de la section « Voyages » de son site Internet. • Au Chili, le tabloïde national Las Ultimas Noticias (Dernières nouvelles) a vu sa diffusion augmenter de 30 % après que ses rédacteurs commencèrent à vérifier quels étaient les articles de son site Internet les plus lus et à se servir des informations ainsi obtenues pour déterminer, en partie, le contenu de la version imprimée. Bien qu'il ne s'agisse pas ici de contenu généré par les usagers, ceci montre l'influence croissante des lecteurs sur les choix rédactionnels des médias.

La notion de « journalisme citoyen » a été décrite pour la première fois en 2003 par Dan Gillmor dans son livre, We the Media : Grassroots Journalism by the People, For the People [Nous les médias : le journalisme de base, par le peuple, pour le peuple], par la formule aujourd'hui célèbre : « Jadis un exposé magistral, les informations sont devenues une conversation. » L'argument de Dan Gillmor, qui s'apparente aux principes de l'encyclopédie en ligne Wikipédia, était que « les connaissances et la sagesse collectives dépassent considérablement tout ce qu'un individu à lui seul peut savoir dans pratiquement n'importe quel domaine ».

À cette époque, la création de nouveaux projets au niveau local s'accentuait et acquérait de la crédibilité. Il a été dit alors que si les journaux les ignoraient, ils risqueraient de s'aliéner une part de leur lectorat établi et une part encore plus grande de leur éventuel lectorat.

À qui faites-vous confiance ?

Aujourd'hui, l'appellation « journalisme citoyen » tombe peu à peu en désuétude, remplacée par la notion plus large de contenu généré par les usagers. Il n'est donc plus question de « journalisme », profession spécialisée régie par des règles et une déontologie spécifiques, différentes de celles des blogueurs. En outre, ces derniers ne font plus concurrence aux journalistes mais se situent par rapport à eux dans une relation de complémentarité en tant que fournisseurs supplétifs de contenu.

L'expression « produite par les usagers » fait aussi l'économie de la notion de citoyenneté et d'engagement civique. Le contenu peut être produit indifféremment par des consommateurs, lecteurs ou commentateurs, mais il faut l'intervention de rédacteurs professionnels pour en faire du journalisme.

Le nombre extraordinaire de sources qui résulte de cette tendance vient poser à nouveau un problème qui remonte aux premiers jours du journalisme, celui de savoir quelles sont les sources dignes de confiance. Selon George Brock, rédacteur de l'édition du samedi du London Times, « la question la plus importante que se poseront invariablement les consommateurs de nouvelles et d'opinions est celle qu'ils se sont toujours posée : peut-on avoir confiance en cette source ? La réponse est affirmative pour certaines sources et négative pour d'autres. Les sociétés ouvertes et qui souhaitent le rester doivent continuer de se poser cette question. » L'émergence du contenu généré par les usagers, véritable révolution culturelle, est porteuse à la fois de grandes possibilités mais aussi de dangers considérables devant lesquels la société doit faire preuve de vigilance.

Du côté positif, les gens ont à présent un contrôle bien plus grand sur la façon dont ils reçoivent l'information ainsi que sur le moment où ils la reçoivent. Ils peuvent y réagir et y participer si bon leur semble.

Les activités d'information ne consistent plus en l'imposition d'opinions et de points de vue par une caste d'élite, mais se muent en un dialogue entre les fournisseurs et les destinataires.

Du côté négatif, l'Internet a ouvert d'extraordinaires possibilités de manipulations parfois dangereuses de l'information à large diffusion qui sont difficiles, voire impossibles, à endiguer.

Ce phénomène est appelé à imposer de lourdes responsabilités aux journalistes professionnels pour se conformer à des normes élevées de vérification des faits, d'honnêteté et d'objectivité. Les rédacteurs consacrent déjà un temps considérable aux vérifications et à l'authentification des images et des textes générés par les usagers, et le temps requis pour ce faire ne peut qu'augmenter. Les apports des blogues exigent un examen soigneux et régulier.

Si tous les blogueurs ne sont pas assujettis à un code de déontologie strict, on constate au niveau des « blogues professionnels » une mesure appréciable de réglementation d'origine communautaire. Le scandale du Huffington Post et le comportement du journal à l'égard de l'acteur américain George Clooney en mars 2006 ont permis d'illustrer la robustesse du mécanisme de freins et contrepoids de la communauté des blogueurs. Lorsque l'équipe d'Ariana Huffington a mis en ligne un article reposant sur un amalgame grossier d'interviews télévisées de George Clooney présenté comme ayant été écrit par l'acteur, celui-ci n'a pas caché sa désapprobation. Et bien que la créatrice du site Ariana Huffington ait d'abord minimisé la gravité de l'incident, elle s'est trouvée forcée, après un certain temps, de présenter des excuses en raison de la vague de mépris qui a résulté de son comportement dans la blogosphère.

Les fondations mêmes de nos sociétés démocratiques et la crédibilité des médias établis seront détruites si nous ne pouvons pas distinguer le vrai du faux dans l'information.

Lourde responsabilité donc, que celle des entreprises de presse. Pour le moment, la majorité des lecteurs continuent d'accorder leur préférence aux produits imprimés traditionnels pour s'informer, avec 1,6 milliard de lecteurs de quotidiens de par le monde. Les sondages d'opinion montrent régulièrement que les consommateurs de nouvelles font généralement plus confiance aux marques connues et établies et qu'ils traitent les blogues et les matériels générés par les usagers avec plus de scepticisme.

C'est ainsi, par exemple, qu'une étude des lecteurs de nouvelles faite par le site français « 20 minutes.fr » révèle que les deux tiers des participants estiment que les nouvelles publiées par des organismes participatifs en ligne « ne peuvent pas être considérées comme des nouvelles » et qu'ils doutent « de la véracité de ces informations ».

Il est essentiel d'augmenter les connaissances médiatiques des journalistes, en particulier, et des citoyens, en général, pour les aider à déterminer la valeur et la véracité des informations qu'ils reçoivent.

À l'Association mondiale des journaux (AMJ) et au World Editors Forum (WEF), nous nous employons à tenir notre secteur au courant de ces développements et des conséquences dont ils sont porteurs pour nos entreprises et pour la société dans son ensemble.

Nous menons périodiquement des campagnes pour rappeler au public les principes fondamentaux qui sont en cause lorsque nous parlons de la liberté des médias. Le slogan de l'une de nos campagnes, « La liberté de la presse, c'est la liberté du citoyen », n'a jamais été plus vrai qu'aujourd'hui. .

L' AMJ et le WEF représentent les éditeurs et les rédacteurs de plus de 100 pays, qui travaillent pour quelque 18.000 publications, notamment des milliers de sites Internet d'information et de nouvelles et de blogues (editorsweblog. org, sfnblog.org, trends-in-newsrooms.org), qui font aujourd'hui partie intégrante du monde des médias.

Les opinions exprimées dans le présent article ne reflètent pas nécessairement les vues ou la politique du gouvernement des États-Unis.

Article extrait de l'édition de décembre 2007 d'eJournal USA.

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