La vaste mosaïque d'un peuple en mouvement

07 octobre 2008

Les immigrés irlandais aux États-Unis

 
La visite du président Kennedy en Irlande en 1963
John Kennedy, dont l’élection en 1960 suscita du nativisme anti-irlandais, rend visite à des cousins en Irlande en 1963. (© AP Images)

Kevin Kenny

Les immigrés irlandais connurent des débuts difficiles aux États-Unis, victimes de la pauvreté en milieu urbain et des quolibets de certains de leurs voisins. Ils surmontèrent cependant ces obstacles, et leurs descendants jouent maintenant un rôle important dans la société américaine.

 

M. Kevin Kenny est professeur d'histoire au Boston College, établissement universitaire de Boston (Massachusetts).

Au cours des cent années qui suivirent l'année 1820, quelque 5 millions d'immigrants irlandais débarquèrent aux États-Unis. Leur présence suscita une vive réaction parmi certains Américains de souche, connus sous le nom de « nativistes », qui dénoncèrent leur comportement social, leur incidence sur l'économie et leur religion catholique. Malgré tout, dès le début du XXe siècle, les Irlandais étaient assimilés à la population.

Tous les immigrés en situation régulière qui souscrivent aux principes de la Constitution des États-Unis ont le droit d'acquérir la nationalité américaine, et les immigrés blancs désireux de l'exercer se sont heurtés à relativement peu d'obstacles. En dépit de l'hostilité des nativistes, les Irlandais ne furent jamais en butte au racisme dont souffrirent les Afro-Américains et les Asiatiques, qui se virent interdire le droit d'être des citoyens ou dont l'entrée aux États-Unis fut restreinte. Tirant parti de leur identité catholique et des possibilités politiques qui étaient hors de leur portée en Irlande, ils gravirent progressivement les échelons de la société américaine.

Les Irlandais représentaient près de la moitié de tous les immigrés installés aux États-Unis dans les années 1840, et le tiers dans les années 1850. Ces chiffres sont remarquables quand on considère que l'Irlande n'est pas plus grande que le Maine et que sa population n'a jamais dépassé les 8,5 millions. Entre 1846 et 1855, à la suite de plusieurs récoltes catastrophiques de pommes de terre, l'Irlande perdit le tiers de sa population. Plus de 1 million de personnes moururent de faim ou de maladies liées à la famine, et 1,5 million d'Irlandais partirent pour les États-Unis. Les immigrés irlandais étaient nombreux à penser que la famine aurait pu être évitée. « Le Tout-Puissant, c'est vrai, a envoyé le mildiou de la pomme de terre, mais ce sont les Anglais qui ont créé la famine », écrivit John Mitchel, nationaliste irlandais et exilé politique. Depuis, le sentiment de mise au ban et d'exil est au cœur de l'identité des Américains d'origine irlandaise.

Des débuts difficiles

Les immigrés irlandais qui quittèrent leur pays à l'époque de la grande famine furent parmi les plus désavantagés que les États-Unis aient alors jamais connus. Certains des plus pauvres vivaient dans le quartier des « Five Points », situé dans le sud de Manhattan à New York, celuilà même dont le romancier anglais Charles Dickens dit qu'il « suintait la saleté et les immondices », avec « ses passages et ses ruelles où l'on s'enfonce dans la boue jusqu'aux genoux ». Dans ce quartier, nota Dickens, prolifèrent « des immeubles hideux où le vol et le meurtre sont monnaie courante ; tout ce qui est odieux, désolant, pourri y est présent. »

Émeutes anti-irlandaises à New-York en 1871
En 1871, des miliciens ouvrent le feu sur des émeutiers anti-irlandais dans les rues de New-York.(© Bettmann/Corbis)

Les Irlandais miséreux vivaient dans les sous-sols, dans des caves ou dans des appartements d'une seule pièce privés de lumière naturelle et de ventilation, et souvent inondés par les égouts. Le choléra, la fièvre jaune, le typhus, la tuberculose et la pneumonie y étaient particulièrement répandus. En outre, les immigrés irlandais sombraient souvent dans des maladies mentales, fréquemment compliquées par l'alcoolisme. Ils étaient admis en nombre disproportionné dans les maisons des pauvres et les hospices et ils figuraient en tête de liste des registres de police relatifs aux arrestations et aux peines de prison, en particulier pour trouble à l'ordre public. À New York en 1859, par exemple, 55 % de toutes les personnes arrêtées étaient d'origine irlandaise.

Les immigrés irlandais étaient essentiellement des travailleurs non qualifiés, prêts à travailler pour un salaire de misère et souvent embauchés pour remplacer des ouvriers en grève et briser ainsi les mouvements sociaux. Les travailleurs américains redoutaient de voir leur salaire diminuer et les acquis du syndicalisme s'effriter. En outre, beaucoup d'Américains craignaient que les Irlandais ne soient jamais capables de gravir les échelons de la société et qu'ils forment un prolétariat permanent aux États-Unis, ce qui ébranlerait les fondements du grand principe central de la vie américaine au XIXe siècle, à savoir celui de la mobilité sociale ascendante au prix d'efforts personnels.

La religion de ces immigrés était un autre aspect qui préoccupait les nativistes. Au bout du compte, les immigrés catholiques irlandais seraient-ils fidèles aux États-Unis ou à l'Église de Rome ? Laisseraient-ils les prêtres les influencer dans la vie politique ? Une Église dirigée par un pape, des cardinaux, des archevêques et des évêques avait-elle une place légitime dans une république démocratique ? Et pourquoi les immigrés catholiques irlandais envoyaient-ils leurs enfants dans des écoles confessionnelles et boudaient-ils l'école publique ? Ce à quoi les Irlandais rétorquaient que les conseils d'administration des écoles publiques étaient dominés par les protestants évangéliques. Le droit d'enseigner à leurs enfants la religion de leur choix, n'était-ce pas là l'essence même des États-Unis, arguaient-ils ?

Les nativistes lancèrent une attaque soutenue contre les immigrés irlandais à cause de leur catholicisme. En 1834, des émeutiers brûlèrent le couvent des Ursulines à Charlestown, dans le Massachusetts. En 1836, des nativistes de New York publièrent le récit d'une jeune femme souffrant de troubles mentaux et qui disait avoir été témoin d'actes de débauche et d'infanticides lorsqu'elle était dans un couvent. Le livre, qui avait pour titre Awful Disclosures of Maria Monk (Les Révélations horribles de Maria Monk), connut un succès considérable. En 1844, des émeutiers nativistes brûlèrent deux églises catholiques dans les faubourgs de Philadelphie à la suite d'un litige relatif à la version de la Bible qui devait être utilisée dans les écoles publiques, la version catholique ou celle du roi Jacques, protestante.

L'identité irlando-américaine

Rejetant les accusations qui mettaient en doute leur loyauté, les immigrés irlandais insistaient sur le fait qu'ils pouvaient devenir de « bons Américains », mais qu'ils le feraient à leur manière. Comme ils parlaient anglais et qu'ils étaient le premier groupe catholique à venir aux États-Unis en grand nombre, les Irlandais ne tardèrent pas à prendre les rênes de l'Église catholique dans ce nouveau pays. Conformément à l'expression courante selon laquelle l'Église était « une, sainte, catholique, apostolique, et irlandaise », le catholicisme devint l'élément le plus important de l'identité des Irlando- Américains.

L'anti-catholicisme demeura un trait de la culture américaine jusqu'en 1960, année de l'élection de John Kennedy à la présidence des États-Unis. Les Américains d'origine irlandaise tenaient depuis longtemps le haut du pavé sur la scène politique de nombreuses villes, dont New York, Boston et Chicago, parce qu'ils dominaient le parti démocrate local. Dans les années 1920, ils commencèrent à prendre de l'importance sur la scène nationale. C'est à cette époque qu'un catholique brigua pour la première fois la présidence des États-Unis. Le candidat en question, Al Smith, n'avait guère de chance d'être élu, et ce fut Kennedy, très conscient de son héritage irlandais, qui porta le coup de grâce à la longue tradition anti-catholique du pays. « Je ne suis pas le candidat catholique à la présidence », déclara-t-il pendant sa campagne électorale. « Je suis le candidat du parti démocrate à la présidence, et il se trouve que ce candidat est catholique. Je ne parle pas au nom de mon Église pour ce qui touche aux affaires publiques, et l'Église ne parle pas pour moi. ».

Les immigrés irlandais devinrent « de bons Américains » sans sacrifier leur héritage religieux et culturel. Ils prouvèrent que l'assimilation n'était pas un processus à sens unique dans le cadre duquel les immigrés devaient se conformer à une culture anglo-protestante dominante en renonçant à leurs traditions. Les immigrés changent toujours les États-Unis autant que les États-Unis les changent, eux. En devenant Américains à leur manière, les Irlandais forgèrent une identité ethnique distincte et contribuèrent à jeter les bases du pluralisme culturel que l'on connaît aujourd'hui aux États-Unis.

À l'heure actuelle, les Américains d'origine irlandaise comptent parmi les groupes ethniques les plus prospères du pays ; qu'il s'agisse de leur niveau d'études, de leur situation professionnelle, de leur revenu ou de l'accession à la propriété, ils se situent au-dessus de la moyenne nationale. Continuation logique de leur mobilité sociale ascendante tout au long du XXe siècle, ils quittèrent les agglomérations urbaines compactes du Nord-est et du Midwest pour s'installer dans les banlieues et les villes, petites ou grandes,

réparties sur l'ensemble du territoire. Ils commencèrent aussi à se marier en dehors de leur groupe ethnique, d'abord avec d'autres catholiques, puis en dehors de leur Église. Par voie de conséquence, leur sentiment d'identité a perdu de sa cohésion. Pour autant, les Américains d'origine irlandaise conservent un fort sentiment de fierté ethnique, en particulier dans les domaines de la politique et de la culture. Après tout, être d'origine irlandaise, c'est faire partie de l'histoire d'une réussite nationale.

Les opinions exprimées dans le présent article ne représentent pas nécessairement les vues ou la politique des États-Unis.

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